Textes de Mimie
de LAUBIER DESROUSSEAUX
Texte de Mimie
(Maintenant que je suis la seule survivante de la génération d’avant-guerre, je ne peux raconter que mes propres souvenirs…Mon frère Michel (Michou) apportera sa vision personnelle, pour compléter, voire corriger la mienne)
Je raconterai plus loin comment nos parents se sont rencontrés et mariés ; je vais d’abord rapporter ce que je sais de leur enfance et jeunesse, à l’un et à l’autre.
Michel, né le 21 décembre 1903, à Roubaix, est le 5ème fils de la lignée. Après lui, il y aura encore François, qui deviendra dominicain, sorte d’oncle tutélaire pour tous ses neveux et nièces. Petite enfance avec les bonnes qui étaient plus proches des enfants que les parents n’étaient eux-mêmes (à l’époque, on considérait qu’avant 7 ans – l’âge dit « de raison » - les enfants n’avaient pas à participer à la vie des adultes). Des vacances au Mont Noir (comme Marguerite Yourcenar…). Messe et offices dans l’église de Locres . On a des photos de groupe où on voit le grand-père Georges désignant avec sa canne quelque élément du paysage qu’il explique aux enfants. Les bonnes sont présentes dans ce groupe, ce qui montre leur complète immersion dans la vie de la famille. Une anecdote au sujet de ces vacances, racontée par mon père : Famille catholique et très pieuse, on dit la prière en famille le soir, et, entre autres, les litanies des saints. Or, au Mont Noir, on parle flamand, et comme le personnel participe à la prière, les litanies sont dites en flamand. A chaque invocation d’un saint, l’assemblée répond : « priez pour nous », ce qui, en flamand, se dit (phonétiquement) « bet vor us » et que papa comprenait ainsi : « bête féroce » !! De quoi trembler devant l’assemblée de tous ces noms évoqués !
D’autres photos montrent papa (Michel) en grande concentration devant une partie d’échec qu’il dispute avec son frère Christian (né en 1900). Les échecs étaient une vraie passion chez eux, au point de jouer le soir jusque tard dans la nuit, malgré l’interdiction des parents, et de plus à la bougie sous les draps ! C’était vraiment une passion familiale, puisqu’on a également une photo du grand-père Georges jouant avec son fils aîné Maxime, et une génération plus tôt, même partie entre Timoléon, l’arrière-grand-père, et son fils …
Age scolaire : Institution Notre Dame des Victoires, à Roubaix, où tous les garçons ont été successivement scolarisés.
L’épisode qui a marqué la famille de manière définitive et indélébile : la guerre de 1914-18 :
Maxime, l’aîné, est mobilisé. Il se marie (j’ignore la date) mais pour si peu de temps… Jean, le second, est envoyé en pension avec ses autres frères, à Tours. Ce choix vient de ce que la sœur de leur mère, Denise Mahoudeau, habite Amboise, et qu’elle pourra accueillir chez elle les garçons pendant les vacances. Une petite anecdote avant d’évoquer des choses plus tragiques : Arrivés tout juste de pension chez leur tante, les garçons vont aller se coucher. La tante assiste au déshabillage et dit à Michel : « Enlève tes bas ! » (les garçons portent de longues chaussettes, sortes de bas, qui montent jusqu’à la hauteur de leur culotte, au dessus du genou). Réponse de Michel : « Mais je les ai déjà enlevés ! » On ne se lavait pas beaucoup en pension, surtout pendant l’hiver !
On sait que Jean, en trichant sur son âge, réussira à se faire enrôler dans l’aviation et participera à la guerre en tant que pilote. Son avion sera abattu en 1918. Le jour de sa mort, un tableau s’est décroché du mur, dans la maison de ses parents à Roubaix. Mamie a dit : « Jean est mort… ». Maxime sera tué la même année, quelques mois avant la fin de la guerre.
A partir de ces moments, plus rien ne sera comme avant. Plus de musique en famille (J’ai oublié de mentionner l’autre passion de cette famille : la musique.) Chaque enfant jouait d’un instrument. Papa, du violon ; François, du violoncelle ; Christian, du piano. Pour les autres, je ne sais pas ; pas d’instrument à vent, en tout cas. Ils ont eu pour professeur deux frères : Gabriel et Edouard Buntchu, Suisses, qui logeaient chez les parents et vivaient de leçons de musique et de concerts. Je crois qu’ils s’acquittaient de leur « loyer » en donnant des leçons de musique à toute la famille. Je ne sais pas quel était leur lien avec la famille. Ils ont été suffisamment proches pour devenir, pour l’un d’eux, Edouard, le parrain de la fille aînée de Christian, Anne (Decoster). Nous avions un petit tableau signé d’Edouard Buntchu, que j’ai donné à Anne, en souvenir de son parrain. Papa racontait qu’il leur arrivait d’être réveillés par les deux frères, retour de concert, pour faire ensemble un peu de musique, quelque trio ou quatuor de Mozart ou Beethoven… Leur mère avait bien du mal à se reposer au milieu de tous ces garçons ! Là encore, une anecdote : quand elle essayait de se reposer et que les garçons faisaient du bruit, le père, de sa voix de stentor les enjoignait à plus de calme par un tonitruant: « Taisez-vous ! Votre mère dort !!! » à quoi Mamie répondait : « Merci, mon ami, je suis éveillée… »
Revenons à l’après-guerre : une photo montre la famille rassemblée, amputée de ses deux aînés. Les visages sont graves, comme découragés. Pour ma part, je suis convaincue que l’épisode de la guerre de 14 a eu une influence déterminante sur le caractère de notre père. Il l’a vécue au moment de l’adolescence, quand la famille semble encore soudée, complice dans les jeux comme dans les disputes. Rupture, séparation, solitude de la pension, disparition tragique des deux figures protectrices de cette fratrie de 6 garçons…Notre père nous a toujours semblé comme « détaché » de la vie. Non pas qu’il n’en appréciât pas les plaisirs terrestres, notamment le vin, mais nous nous souvenons tous qu’une de ses sentences favorites était la citation du Livre de la Sagesse : « Vanitas vanitatum omnia vanitas », ( vanité des vanités, tout est vanité) qu’il nous citait plus souvent en grec , que je ne saurais retranscrire…Il semble qu’il ait traversé la vie en y jouant le rôle qu’il devait y tenir, comme époux, comme père de famille, comme responsable de son service professionnel, mais une part de lui-même était comme « réservée », à laquelle il consacrait les heures du matin, très tôt levé (dès 4 h), à sa guise, seul, silencieux, à l’écart du reste de sa vie. Sa rencontre avec notre mère et son mariage illustreront bien, je crois, cette façon d’aborder l’existence.
Maman : Agnès Desrousseaux, née le 29 août 1904
C’est un tout autre contexte ! Une maman veuve après 5 ans de mariage, sans profession – bien sûr – avec pour seuls revenus les loyers des maisons des courées attenant à la maison principale. Cette maison, où nous avons vécu, nous les enfants de Michel et Agnès, avait été construite par le grand-père maternel de notre maman , l’architecte Auguste Dupire. Maman se souvenait avoir vu travailler l’artisan qui a sculpté les pierres de la monumentale cheminée de la grande salle, sur laquelle le « SALVE » accueillait les hôtes. Donc, une très belle et grande maison, mais pas d’argent pour vivre. Tout était calculé. Quand, petite fille, maman était invitée chez une amie, sa mère lui confiait une pièce de 100 sous, en lui disant : « C’est pour l’honneur de la famille. » Ce qui signifiait que la pièce devait revenir à la maison…
Un frère, Jean, son aîné, avec qui elle aura toujours d’excellentes relations. Il a joué un rôle important dans sa vie, à commencer par le fait que, garçon, il pouvait faire des études. La famille étant très désargentée, tout a été organisé pour que ces études soient possibles, quitte à ce que la famille déménage sur les lieux des études de Jean : Rouen, puis Paris, pour l’école Centrale.
Il faut ajouter également le fait que notre Bonne-Maman, Hortense, était d’un naturel assez dépressif, sujette aux crises d’asthme. Très douée pour les arts (elle fut l’élève du peintre Rémy Cooghe, peintre roubaisien localement célèbre, de nombreuses toiles de lui sont au musée de la Piscine à Roubaix), elle était sans doute mal armée pour affronter les difficultés qui découlèrent de son veuvage. Elle était néanmoins soutenue par ses frères, notamment Maurice Dupire, qui gérait pour elle les revenus des loyers, et par une cousine de son mari défunt, Jeanne Dubly- Desrousseaux (« cousine Jeanne », marraine de Cécile) qui lui donnait des éléments de sa garde-robe ( « du grand faiseur », aurait dit maman) ; elle venait souvent prendre le thé, amenée par son chauffeur…Nous avons encore quelques pièces du service à thé qu’elle avait offert à sa cousine par alliance.
Tout cela ne faisait pas une vie très drôle. A l’âge de douze ans, maman raccommodait les chaussettes de son frère, elle terminait les ouvrages de couture ou broderie que sa mère avait commencés, et qu’elle lui donnait en disant : «J’ai vu l’effet que cela fait, tu peux continuer maintenant. » Ajoutons à cela l’existence d’une bonne-maman Dupire (veuve de l’architecte Auguste Dupire), c’est-à-dire la mère d’Hortense. Elle n’habitait pas très loin, dans une maison que j’ai moi-même bien connue, plus tard, au coin de la rue du Trichon et de la rue des Arts. C’est maman, encore bien jeune, qui venait régulièrement rendre visite à cette grand-mère âgée, lui rendre les menus services dont elle pouvait avoir besoin. Ce qui déchaîna la jalousie de tante Céline, la deuxième épouse d’Auguste Dupire (le fils du sus nommé), laquelle chassa maman de la maison comme une malpropre en lui interdisant d’y remettre les pieds…ce qui l’a fait beaucoup souffrir, puisqu’elle s’en souvenait assez pour nous le raconter…au moins 40 ans plus tard !
Tout ce que je viens de raconter montre une enfance pas drôle du tout. Malgré cela, il faut nuancer les choses en soulignant le tempérament résolu, dynamique et ouvert de notre mère. Cette enfance dépourvue de douceur lui a forgé un caractère solide, et n’a pas entamé sa capacité à se réjouir des plaisirs que la vie pouvait lui offrir. J’en garde deux, qu’elle a cultivés toute sa vie : le bridge et la cigarette. Pour cette dernière, je peux en raconter l’origine : Un de ses oncles paternels, l’oncle Paul Declercq, (époux de Mathilde Desrousseaux, l’unique sœur des trois frères, dont Félix est le père d’Agnès, notre mère) cet oncle avait une propriété de campagne à Hesdigneul, dans le Boulonnais. Maman y passait quelquefois des vacances et, déjà grande adolescente, elle accompagnait un prêtre, familier de la famille, pour sa messe matinale. Au retour, dans la carriole qui les ramenait à la maison, le prêtre se roulait une cigarette et en offrait une à maman…qui apprit ainsi à fumer…et à rouler elle-même ses cigarettes, ce qui n’a pas manqué d’en étonner plus d’un !
Pour le bridge, je ne sais rien. C’est plus probablement un apprentissage par le biais de la famille de Laubier. Maman était une vraie « mordue » du bridge, et Michel pourra en dire plus long que moi sur ce thème. Je peux simplement ajouter que, pendant la guerre, lorsque nous étions réfugiés à Mallièvre (Vendée), elle a initié suffisamment de partenaires pour pouvoir jouer : ses neveux Albert et René Leman – qui en ont toujours parlé comme des meilleurs souvenirs de cette époque – Et même Jules Revaud, ouvrier agricole, chez qui Cécile et moi avons été pratiquement recueillies, alors que nous logions dans un misérable hangar après avoir été chassés par l’oncle Albert, le père des jumeaux Albert et René, à la suite d’une sombre histoire de bouteille d’encre renversée (je raconterai peut-être ça plus tard…). (Ca paraît très compliqué, tout ça, et j’espère que vous vous y retrouvez à peu près. Une consultation de l’arbre généalogique, de temps en temps, peut permettre de situer toutes les personnes ici évoquées)
Il me faut maintenant faire un retour en arrière pour évoquer quelques épisodes de la guerre de 14, que notre mère a vécus « en direct », au moins pendant les premières années de guerre. La maison de la rue Rémy Cooghe (qui s’appelait à l’époque la rue des Fleurs) a été réquisitionnée par les Allemands dès le début de la guerre, pour y installer un bureau de paie pour les soldats. En effet, la fenêtre de la grande pièce, qui donne sur la rue, s’ouvre par un système « à guillotine » (à l’anglaise) ce qui permet d’en faire une sorte de guichet. Les Allemands s’installent au rez-de-chaussée ; maman, son frère et sa mère, à l’étage. Une histoire nous a été racontée que, visuellement, je situe dans le vaste escalier, où je vois les deux « acteurs » : la mère, Hortense, en hauteur de quelques marches ; au pied de l’escalier, un jeune et fringant officier prussien, qui interpelle la dame et, pour l’impressionner, lui lance : «Notre Empereur, il montera aussi haut que votre Napoléon !!! » A quoi Hortense répond, geste à l’appui : « Il descendra aussi bas !!! » Furieux, l’officier dégaine son arme et la pointe sur Hortense…une seconde, peut-être. Hortense reste de marbre… et l’officier tourne les talons ! (Michel qui connaît les lieux, doit visualiser cette scène aussi bien que moi !).
Deux autres anecdotes de la même époque : Jean va en classe à ND des Victoires. En rentrant, traversant une bonne partie de Roubaix sur ses petites jambes, il garde dans sa poche un truc que les gamins d’aujourd’hui ne connaissent peut-être plus : une petite poire en caoutchouc qu’on peut dissimuler dans la main, et qui se fixe à un doigt par un simple anneau. La petite poire a été remplie d’encre, à l’école. Quand Jean suit un bel officier avec son ample cape bien drapée, un petit jet discret d’encre dessine de jolies arabesques, qu’on ne découvrira que trop tard pour punir le garnement!
Maman nous a souvent dit que les simples soldats étaient plutôt de braves types, des Bavarois disait-elle, moins arrogants que les Prussiens. Un jour qu’elle revenait de chez bonne-maman Dupire avec, dans son cabas, quelques bouteilles de vin sauvées de la cave où elles étaient bien dissimulées, le tout recouvert de quelques poignées d’herbe, maman est dépassée par un sold at qui demande ce qu’il y a dans le cabas. « De l’herbe pour les lapins, » dit la fillette. Le soldat s’empare du sac et dit : « C’est bien lourd pour la petite ! » Et il raccompagne maman jusqu’à la maison, où il la laisse gentiment avec son chargement d’ « herbe pour les lapins »…Ouf !
A quel moment ? je ne sais, la mère et les deux enfants ont quitté Roubaix pour rejoindre la Normandie, plus précisément Elbeuf, où l’oncle Auguste, (l’époux de l’horrible tante Céline !) est rapatrié avec, je crois, l’usine textile où il travaille, La Lainière (je ne suis pas sûre de la justesse des éléments, qui pourraient facilement être vérifiés dans une histoire du textile roubaisien pendant la Grande Guerre). Bref, Auguste a sans doute voulu préserver sa sœur et ses neveux en les faisant venir à Elbeuf. Mais, pour y parvenir, ce n’est pas simple ! Sans doute y a-t-il des lignes de front qui rendent les déplacements quasi impossibles (on sait, par ailleurs, que Lille, à la même époque, était une ville complètement bouclée, dont on ne sortait qu’avec un laissez-passer). La famille embarquera dans un train qui, par un périple que je n’imagine pas, atteindra la Normandie en passant par la Suisse ! Maman se souvenait surtout du froid qui régnait dans le compartiment, et comment elle soufflait sur la vitre pour dégager un petit hublot de vision. Elle se souvenait surtout avec délice du bol de chocolat offert par la Croix-Rouge à leur arrivée en Suisse. Je ne sais pas combien de temps a duré leur séjour à Elbeuf. Suffisamment pour que Jean soit scolarisé au lycée Corneille de Rouen, dont il gardait des souvenirs très précis.
Au retour à Roubaix, on découvrira que la maison a été cambriolée et vidée d’une bonne partie son contenu…dont maman retrouvera des éléments dans les maisons de cour, derrière chez nous. Depuis lors, il y a des barreaux aux fenêtres qui donnent sur le jardin…fenêtres à décor de vitrail, ce qui permettait facilement de dégager un motif et de relever l’ouverture, à guillotine, elle aussi.
Dernière précision avant d’arriver à l’époque où nos parents se sont rencontrés : Quand Jean est arrivé à l’âge des études supérieures, admis à l’école Centrale, il a fallu déménager à Paris. Maman parlait peu de cette époque, dont elle ne racontait que quelques souvenirs « flashes », comme d’avoir traversé la place de la Concorde en montant sur le pare-choc des voitures, tant la circulation était dense et bloquée. Ou encore le jour où une vitre du métro a explosé dans son dos, sous l’effet de la pression. Ou encore le papier journal qu’elle mettait dans ses chaussures quand celles-ci étaient trouées…
Nous voilà arrivés à la rencontre de nos parents et de leur mariage.
Georges de Laubier est décédé d’une crise cardiaque en février 1923, à l’âge de 54 ans. Avec sa disparition, les difficultés financières vont s’abattre sur la famille de Laubier. Yvonne, son épouse, se lancera dans une petite entreprise de biscottes, ce qui a tout juste permis de continuer à vivre dans la belle maison du 8 rue Henri Bossut, à Roubaix. Cependant, Christian, le frère aîné de Michel, a rencontré Agnès Brame, et le mariage est célébré. Mais le jeune couple est aussi désargenté que les parents (Christian, ingénieur de l’école Centrale, homme éminemment intelligent et inventif, est également un être hautement fantaisiste, peu doué sans doute pour « faire de l’argent »…) Bref, le jeune couple s’installe rue Henri Bossut. Michel sent qu’il est temps, pour lui aussi, de songer à se marier afin de laisser la place libre. Il n’a pas non plus une situation professionnelle très reluisante : au décès de son père, il a dû abandonner tout projet d’études supérieures, et a trouvé un emploi au Crédit du Nord. Qui s’est chargé de lui trouver une épouse ? Je l’ignore, mais je vois des liens possibles entre les familles par le biais de la profession d’architecte (Georges, d’un côté, et la lignée des Dupire de l’autre) Egalement, proximité topographique : la belle-mère de Jean Desrousseaux, qui vient d’épouser Mileine Bernard, habite à deux pas de la rue Henri Bossut. On doit fréquenter la même paroisse, sans aucun doute. Dans le même quartier, habite aussi la cousine Jeanne que j’ai mentionnée plus haut.
Le parti proposé est le suivant : Agnès Desrousseaux, 26 ans, de bonne famille, de bonne santé (on n’imagine pas aujourd’hui l’enquête qui se faisait pour s’assurer qu’il n’y avait pas de « tare » dans la famille ; maman a toujours gardé ce réflexe quand on parlait de telle ou telle famille, elle savait s’il y avait eu tuberculose, épilepsie, ou autres…) La « tare » de Agnès est d’un autre ordre : elle n’a pas de dot !! Cependant, Agnès vit avec sa mère, Hortense, et la maison leur appartient : le couple aura donc un toit, ce qui compense l’absence de dot. Fiançailles, suivies du mariage le 23 janvier 1931. Dernier détail qui montrera ce que maman a dû accepter (nous dirions aujourd’hui « encaisser ») : pour son mariage, elle portera la robe de Mileine, sa belle-sœur, elle n’a pas les moyens d’en avoir une neuve, bien à elle. (la robe lui allait d’ailleurs très bien, si on en juge par les photos)( je dois préciser que je tiens les détails du mariage de nos parents de tante Agnès, l’épouse de Christian, qui me les a rapportés bien après le décès de notre père ; pour le reste, ce sont des bribes de conversation avec maman, au fil des années)
Voyage de noces vers la Suisse, en passant par le couvent de Voirons, pour rencontrer François, le jeune frère, tout jeune dominicain, qui a fait ses études de théologie à Fribourg. De nombreuses photos montrent maman très souriante, visiblement heureuse de sa nouvelle vie ; heureuse aussi de faire la connaissance de François, avec lequel elle aura toute sa vie des relations de chaleureuse fraternité. Retour à Roubaix, installation du couple rue Rémy Cooghe, laissant à Hortense son espace privé, la grande chambre avec sa salle de bain. La vie commune commence, et c’est l’occasion de découvrir le « fonctionnement » de chacun, dans le prosaïsme de la vie quotidienne. Pour Agnès, première découverte du tempérament non-conformiste de son époux : quand il apporte à la maison ses effets personnels (vêtements et linge), c’est dans un drap dont il a noué les quatre coins…Le rythme de vie se révèle, lui aussi, original : Michel se lève à 4 heure au plus tard. Agnès croit de son devoir d’en faire autant. Elle se fait renvoyer au lit rapidement et comprend qu’il vaut mieux laisser son mari vivre à sa guise. A quoi s’occupe-t-il ? Il commence par faire du café – dont il ira porter une tasse à sa belle-mère qui ne dort guère – il lit en fumant sa pipe. Il sera toujours temps de se préparer pour aller au bureau.
Très vite, maman est enceinte. Jean naît le 22 octobre 1931. Maman disait toujours qu’il s’en était fallu de peu qu’on ne les accuse d’avoir fait « Pâques avant Carême » ! Mais – ouf ! – à un jour près, on est dans les temps !!
Un an plus tard, c’est la naissance de Agnès (17 décembre 1932), tout de suite appelée Poupette, tant elle était menue à la naissance, une petite poupée.
Nombreuses sont les photos qui montrent cette petite famille heureuse : en vacances à la plage (en Belgique à Coxyde), ou dans le jardin, rue Rémy Cooghe, avec les oncles et tantes. Jean joue du tambour, Poupette, de la trompette. Les liens avec le couple de Jean et Mileine Desrousseaux sont étroits. On se reçoit très souvent. Les enfants : Jean et Poupette d’un côté, Jean-Pierre et Bernard de l’autre, qui ont le même âge, font une bonne équipe. Les deux banquettes de chaque côté de la cheminée (Michel voit de quoi je parle) faisaient d’excellents refuges pour les « Indiens » ou les « Gendarmes »… Maman a passé son permis de conduire, elle conduit les enfants en classe chez les Dominicaines, rue de Lille, à deux pas de la maison qu’habite maintenant Yvonne de Laubier, (où elle restera jusqu’à sa mort, le 28 décembre 1940.)
En fin de semaine, Michel et Agnès retrouvent le docteur Prouvost,(par ailleurs médecin de la famille) rue de Lille, pour faire de la musique : Michel joue toujours du violon, le docteur, du violoncelle, madame Prouvost, du piano. Trios de Mozart ou de Beethoven. Agnès écoute, elle aimerait apprendre à jouer d’un instrument. Sa belle-mère, Yvonne, lui offre une guitare, mais elle devra abandonner très vite, les leçons coûtent trop cher, et la guitare est revendue. Reste à la maison le très beau piano, « quart de queue » sur lequel Poupette fait ses débuts. Je suis sûre qu’elle a dû être capable de jouer les Scènes d’enfant de Schuman avant la guerre, car ces mélodies étaient dans ma mémoire, bien avant que j’aie pu les entendre à la radio ou en concert.
7 mars 1938 : naissance de Marie, dite Mimie.
7 juin 1939 : naissance de Cécile.
Depuis déjà quelque temps, le ciel de l’Europe s’est obscurci. Au moment de ma naissance (1938), le docteur Prouvost,(qui sera mon parrain) tient son uniforme prêt pour répondre à la mobilisation qu’il pense imminente. C’est partie remise. Pas pour longtemps. Au moment de la naissance de Cécile, 15 mois plus tard, les menaces se précisent. De plus, bonne-maman Desrousseaux est de plus en plus faible et souffrante ; elle décèdera avant la naissance de Cécile.
On parle maintenant ouvertement de guerre. L’expérience de 14, encore proche, fait qu’on envisage de quitter Roubaix pour la Vendée où maman a des cousins : la famille Leman, descendants de Marthe Dupire, ( la sœur d’Hortense dont la vie, mouvementée, méritera un autre chapitre). Ils habitent un petit village tranquille sur les bords de la Sèvre Nantaise, Mallièvre, 200 habita nts. Des photos datant de 1910 environ, montrent les enfants de Marthe et d’Hortense pataugeant dans la Sèvre, avec un plaisir évident. Donc, les cousins se connaissent bien, et les Leman sont prêts à accueillir les « réfugiés du Nord » (eux qui n’ont pas connu l’occupation, 20 ans plus tôt).
Ce qui déclenchera le départ, c’est l’entrée des Allemands en Belgique : s’ils sont demain en Belgique, ils seront après-demain à Paris, et nous sommes sur leur route…On a oublié aujourd‘hui quelle empreinte l’occupation allemande avait laissée dans les esprits. Les populations occupées (tout le Nord, la Champagne, les Ardennes…) ont connu la privation de liberté, la faim et la peur, pendant 5 ans. Sans rien dire de tous ceux qui ne sont pas revenus. Dans mon enfance, se faire traiter de « tête de boche » était véritablement une insulte ! Au moment de la déclaration de guerre, l’ambiance était si tendue que, à l’annonce de la nouvelle, Jean et Poupette sont allés de terrer dans leur cachette favorite, terrorisés par la perspective de je ne sais quel péril atroce…
Mai 1940. Valises, coffre en osier sur le toit, les quatre enfants bien calés à l’arrière de la « traction Citroën » (modèle plus modeste que la Traction de De Gaulle, une 7 cv, seulement) c’est le départ. Cécile n’est encore qu’un bébé. Heureusement, maman la nourrit au sein. C’est ce qui la sauvera en ce début d’été très chaud, où il aurait été impossible de trouver du lait, au milieu de l’incroyable cohue qui s’ébranle, ou stagne, sur les routes de France.
Papa fait confiance à son sens inné de l’orientation et, dès que possible, s’éloigne du malheureux troupeau coincé sur les grands axes, canardé par les avions allemands… Il prend des routes de traverse. Je sais que nous avons passé la première nuit dans un champ, où j’ai malencontreusement perdu une de mes chaussures (première « bêtise » de ma part..). Au loin, Amiens était en flammes. Je ne sais pas combien de temps a duré ce périple, ni dans quelles conditions il a pu atteindre le but (carburant ? provisions de bouche ?). Toujours est-il que nous avons fini par arriver, sains et saufs, à Mallièvre, chez Albert et Luce Leman.
Là commence un autre épisode, où les souvenirs rapportés seront maintenant véritablement les miens : j’avais 2 ans au moment de l’évacuation, je ne me souviens de rien. Mais Mallièvre et les 5 ans que nous y avons passé ont marqué notre enfance, pour Cécile et pour moi, et ont à tout jamais marqué notre mémoire.
Mallièvre, 1940. Nous voilà arrivés dans la famille Leman, composée de tante Luce, de l’oncle Albert et de leurs deux jumeaux, Albert (3ème du nom) et René (aussi dissemblables qu’il est possible pour des jumeaux). Une sœur aînée, appelée ‘la petite Luce’ était décédée de leucémie, à l’époque où maman était enceinte de moi. Une relique avait été envoyée par maman, relique d’une sainte italienne : Imelda. Maman avait promis que, si la petite Luce guérissait, et si l’enfant qu’elle portait était une fille, elle porterait ce prénom. La fillette n’a pas survécu, voilà pourquoi je me prénomme Marie…rapidement converti en Mimie (pour mes petits-enfants, je suis « Mimi » sans « e » !). Il y a aussi la tante Zizi (on ignorait à l’époque le sens caché de ce surnom charmant), célibataire, la dernière de la fratrie Leman (celle qui avait connu la grande aventure de l’expédition au Canada, où elle était née…encore une histoire…) Tante ou cousine, c’était la personne la plus douce et la plus gentille que j’aie jamais connu. Depuis son enfance, exploitée sans vergogne par ses 3 frères, elle était toujours de bonne humeur, attentive à tous et à chacun. (Je sais que, même dans la maison de retraite où elle a terminé sa vie, dernière survivante de la fratrie Leman, elle a laissé le même souvenir d’une femme adorable. Elle doit chanter avec les anges au paradis, et même peut-être leur préparer des petits chocolats, pour peu qu’ils le demandent…)
Je ne sais pas grand-chose de ces débuts, comment nous avons été logés…la vie quotidienne a dû se révéler assez vite difficile. Albert, avec qui j’ai évoqué bien plus tard cette période lointaine, m’a dit se souvenir d’une petite fille qui courait partout, ce qui fatiguait beaucoup tante Luce, elle aussi femme délicieuse, mais de santé fragile, et sans doute encore marquée par le chagrin d’avoir perdu son unique fille, deux ans auparavant. Cette petite fille, ça ne peut être que moi ! Cécile n’a pas un an, Poupette a presque 8 ans. Et voilà que la petite fille qui ne tient pas en place fait une grosse bêtise : une bouteille d’encre renversée sur le tapis de la table de la salle à manger… Je n’ose pas dire « c’est la goutte d’eau.. » parce que cette grosse tache déclenche une grosse conséquence : l’oncle Albert se met dans une grande colère (c’est un tempérament colérique), et enjoint sa cousine Agnès de trouver illico un autre logement. Cela n’a sûrement pas été facile. Nous nous sommes retrouvés dans une sorte de grenier à foin, assez loin du centre du village, (un « faubourg », si l’on peut dire, appelé le Mickle) où nous avons passé au moins le premier hiver 40-41. Il y a fait si froid que les stalactites de glace pendaient du plafond, maman les faisait choir avec un balai. C’est à cette époque que nous avons été – nous, les petites – pratiquement recueillies par la famille Revaud, qui habitait à deux pas de notre hangar. Nous y passions le plus clair de notre temps, jouant sur une couverture que « Marevaud » avait posée sur le carreau rouge du sol pour que nous n’attrapions pas « un rhume de verre de montre », disait-elle. Poupette avait, par l’école, fait connaissance avec les filles des fermes des environs et elle a très vite su garder les vaches en leur compagnie. Que faisait Jean ? J’avoue que je n’en sais rien, ni à quel moment il est parti en pension à Saint Gabriel, à Saint-Laurent-sur-Sèvre.
Pour Cécile, dont les premiers souvenirs sont datés de cette époque, Mallièvre a été son véritable lieu de naissance. Elle a gardé toute sa vie la nostalgie de la campagne et de la vie totalement libre que nous y avons menée. En effet, les seuls dangers qui pouvaient nous menacer étaient les puits (pas d’eau courante, chaque maison a son puits, ou la fontaine sur la place du village) ou, l’été, les vipères. Nous connaissons tout le monde, tout le monde nous connaît, nous pouvons aller partout où peuvent nous porter nos petites jambes. Je ne pourrai jamais dire assez combien j’ai agacé ma petite sœur, en marchant plus vite qu’elle , qui me criait : « Attend-me, attend-me » dans son patois vendéen…Et pourtant, je veillais aussi sur elle, qui pouvait se montrer audacieuse, voire frondeuse ! Elle savait qu’elle ne devait pas se pencher au bord du puits, chez Marevaud, ni mettre ses pieds n’importe où …C’est pourtant arrivé, un jour, où elle a trouvé bon d’explorer un tuyau d’évacuation, au bord d’un trottoir en ciment, pas très loin de chez Marevaud. Le pied et la chaussure bien coincés dans le tuyau, impossible de les dégager !! Je ne me souviens plus si Cécile était effrayée ; moi, je sanglotais, j’étais terrorisée à l’idée que ma petite sœur allait rester prisonnière toute sa vie dans cet horrible trottoir !!! Il a fallu que Jules Revaud aille chercher sa pioche et attaque le trottoir avec force et précision pour délivrer la gamine. Autre grande frayeur le jour où, le père Revaud nous ayant ramenées à la maison (nous habitions le bourg à ce moment-là) dans son tombereau, une planche du fond a pivoté au moment où Cécile a mis le pied dessus, elle est brusquement tombée dans le trou, se blessant au front d’une belle entaille. Flots de sang (on sait ce que donnent les blessures à la tête). Cécile ensanglantée dans les bras du père Revaud, et moi qui la vois déjà morte, bien sûr…Quelques agrafes, une piqure antitétanique, (par qui ?) et le drame se termine là. Il n’empêche que j’ai toujours tremblé pour elle qui, beaucoup plus audacieuse que moi, a appris très vite à nager, faire du vélo, etc…
Après le fameux hiver glacial 40-41, nous avons emménagé dans une maison du bourg. Deux marches, une porte, une seule fenêtre, que je vois grande… Pas de couloir, une seule grande pièce meublée d’une armoire au fond, d’un buffet contre le mur de gauche. Une table ronde et des chaises au milieu. A gauche de l’armoire s’ouvre une porte qui donne sur la cuisine ; là aussi, une marche à monter (sur laquelle je me souviens que venaient s’asseoir les voisins pour écouter ce que disait la radio des mouvements de la guerre). On monte encore trois marches, au sortir de la cuisine, pour aller au jardin. Mallièvre est un bourg construit sur une avancée rocheuse, en surplomb de la rivière. Pas grand-chose de plat, on monte ou on descend. La roche affleure en de nombreux endroits ; terre pauvre à cultiver, terre à choux, à sarrasin et à moujette (haricots blancs). Au fond de la cuisine, sur le côté, la souillarde, où sont bassines, balais et réserve d’eau. C’était un grand jeu, pour Cécile et moi d’aller chercher de l’eau, à la pompe, sur la place du village. Nous comptions sérieusement nos coups de pompe, de façon que ce soit juste ! Et nous revenions en tenant soigneusement chacune un côté de l’anse du seau ou du broc. Près de la porte du jardin, une « fontaine » en tôle émaillée, blanche à filets bleus, réservoir d’eau dont le robinet se déverse dans un petit bassin oblong, juste assez grand pour se « débarbouiller » ou se laver les dents avec ces pastilles roses sur lesquelles on frottait la brosse à dents, pour obtenir une légère mousse au goût de savon…Il nous fallait un tabouret pour y arriver. Un escalier monte, dans l’angle droit de la cuisine, vers l’étage. Deux chambres, l’une donne sur la rue, l’autre sur le jardin. Au dessus, sans doute un grenier, je n’en ai pas souvenance. Cécile et moi dormions dans un grand lit, dans la chambre du jardin, avec vue sur le clocher de l’église, le presbytère …et les « cabinets » au bout du jardin, avec leur porte en bois trouée d’un as de carreau. Le jeu préféré de mon frère Jean était d’imiter la chouette quand j’étais dans les cabinets, j’aurais bien trop peur pour en sortir !
Des épisodes détachés, à replacer dans le contexte qui conviendra le mieux
Après que papa nous eut amenés à Mallièvre, il est rentré dans le Nord, sans doute comme toutes les personnes qui, après l’armistice, ont repris le travail, ne serait-ce que par nécessité économique. Et puis, sa mère – pour nous « Mamie » - est décédée pendant ce premier hiver si rigoureux (je joindrai une des dernières lettres, la dernière peut-être, qu’elle ait écrite, et que papa avait gardée soigneusement) Il lui a fallu vider sa maison avec son frère Christian. Ceci explique que nous ayons hérité d’objets et de tableaux qui auraient été répartis différemment si les circonstances avaient été différentes…
Bref, papa a dû être absent un temps suffisamment long pour que nos petites têtes d’enfant n’en aient plus qu’un souvenir brouillé. Toujours est-il qu’un jour, sur le chemin du Mickle, je vois arriver vers moi un monsieur que je ne connaissais pas, bien habillé, avec un costume et une cravate, pas du tout l’allure des hommes que nous croisions tous les jours. Il sourit, il me prend dans ses bras et m’embrasse sur les deux joues! Dans la même seconde je l’ai reconnu…à sa voix peut-être ?...Papa est resté avec nous un certain temps, le temps d’occuper le poste de secrétaire de mairie, emploi qu’il a laissé ensuite à notre chère Zizi, qui, grâce à cela, a pu bénéficier d’une retraite, au lieu de dépendre complètement de ses frères ou neveux. Je revois confusément la salle, sombre, où étaient archivés les papiers et documents municipaux. Nous avions été autorisées – ô privilège – à aider Zizi à coller sur les feuillets ‘ad hoc’ les tickets de rationnement. Colle de gomme arabique, fabriquée avec la gomme qui suinte de l’écorce des cerisiers, et que nous aimions aussi mâchouiller…je revois aussi la chaise Henri II, recouverte de cuir à motifs, cloutée tout autour. Je ne devais pas être bien grande car j’avais bien du mal à grimper dessus…
(tante Luce)
Pour faire oublier la colère de son mari et ses conséquences passablement désastreuses, Tante Luce nous laissait souvent jouer chez elle, sur une petite terrasse, à l’entrée de sa cuisine. Elle nous donnait de la farine et nous confectionnions d’infâmes galettes assaisonnées à la terre…je ne me souviens pas en avoir goûté… Un jour, Tante Luce nous a fait monter dans la chambre qui avait été celle de la Petite Luce. Elle a ouvert l’armoire, une grande armoire pleine des vêtements et de tout ce qui avait appartenu à sa fille, dont plusieurs poupées, rangées tout en haut, sur une étagère. Elle a dit : « Vous pouvez en choisir une, chacune… » Je ne sais pas si Cécile a été très attachée à celle qu’elle a choisie. La mienne a été ma compagne chérie tout au long de mon enfance, et même par la suite, je ne m’en suis jamais séparée. On la voit sur nombre de photos de cette époque. L’oncle Albert, qui, au fond, n’était pas un « mauvais bougre » lui a même taillé une jambe de bois pour remplacer celle qui manquait, il l’a bien taillée et peinte dans un joli rose. Marevaud a complété sa garde-robe d’un petit bonnet en tricot avec des oreilles de chat, et une paire de chaussons. Rien de grave ne peut arriver quand on tient dans ses bras une compagne aussi fidèle et pleine d’affection…
(Cécile)
Cécile espiègle : Sur la couverture où nous jouions chez Marevaud, nous disions aussi nos prières, à genoux, les yeux levés vers une image du Sacré-Cœur, au-dessus de la porte qui donnait sur la souillarde. Sur l’image (sulpicienne à souhait, mais c’était la piété de ce temps-là) le Christ montre son cœur de sa main gauche tandis que sa main droite est levée, pour bénir, sans doute. Cécile me dit, en regardant bien l’image : « Attention ! Il va te donner une clique ! » (Elle aurait dit aujourd’hui : « Fais gaffe, tu vas te prendre une baffe ! » ) . Bien que notre cher frère Michel nous ait toujours appelées « les petites sœurs » (après la guerre, bien sûr) on voit à travers ces anecdotes que nous avions en réalité des tempéraments bien différents, ce que la suite de nos existences a confirmé.
(La maison du bourg)
La rue principale, où de situait notre maison, s’étirait entre, au bas de la pente, la menuiserie du père Soulard (sic), et, en haut, la place, avec sa fameuse pompe. Notre voisine de gauche, la mère Joly, faisait les « grandes lessives » de la maison : tout le linge blanc, qu’elle faisait bouillir et qu’elle allait rincer au lavoir, tout en bas, d’où elle remontait des brouettées dégoulinantes. J’allais à l’école avec sa fille, Marie-Thérèse. A droite, c’étaient deux vieilles demoiselles, charmantes, qui, à la saison des prunes, nous rapportaient dans un panier tous les fruits de notre arbre qui étaient tombés dans leur jardin.
L’atmosphère qui régnait au village cachait sans doute sa part de méfiance et de jalousie, mais l’honnêteté y était une règle intangible : lorsque maman devait s’absenter, elle laissait la porte ouverte, une chaise dans l’entrebâillement, ce qui signifiait : personne à la maison. Le cas échéant, la fermière qui apportait le beurre et les œufs entrait les déposer sur la table et y prenait l’argent qui avait été préparé.
(Petite Eau)
La rivière qui traversait le village alimentait de nombreux moulins. Le long de ses rives, l’activité de tissage (les traditionnels mouchoirs de Cholet) était très développée avant la guerre. L’oncle Albert avait lui-même une petite usine, qui n’a plus fonctionné à partir de ce temps-là. C’était une sorte de grand hangar abandonné où la voiture de papa est restée cachée, à l’abri des regards...L’oncle Albert y entreposait des montagnes (à nos yeux) de chutes de bois de sabotier, qui devaient alimenter le camion au gazogène. Nous aimions nous cacher à l‘intérieur de la voiture, installées sur les coussins, à respirer l’odeur vaguement écœurante d’essence et d’indéfinissable poussière, sans pourtant imaginer les voyages que nous aurions pu faire. Notre univers se bornait à notre village et à tout ce que nous pouvions parcourir à pied. Je ne crois pas que nous n’ayons jamais désiré rien d’autre. Roubaix, dont nous entendions parler parfois, nous semblait un autre univers. Ce qu’il a été, en effet.
La rivière avait créé une sorte de plage naturelle, là où une chaussée de larges pierres la traversait pour amener l’eau au bief d’un moulin, le moulin de Petite Eau. L’été, on s’y retrouvait tous pour la baignade. Les roseaux faisaient de bons flotteurs pour apprendre à nager. L’eau n’était pas profonde sur le bord, c’était sans danger. Il y avait tout de même un danger : les vipères qui aiment la fraîcheur. Au milieu de la rivière s’était formée une petite île d’alluvions, à la végétation touffue. On pouvait y accéder en passant par la chaussée de pierre, quand l’eau ne la recouvrait pas. C’était très tentant, ce lieu sauvage inconnu! Pour nous dissuader d’y aller, on nous avait dit qu’elle était peuplée de bêtes sauvages féroces ! Ce que je croyais mordicus…
(La guerre)
Et la guerre, dans tout ça ? Difficile de dire comment les adultes la vivaient. Des membres de la famille proche étaient directement concernés : le frère de maman, Jean Desrousseaux, fait prisonnier dès le début de la guerre, a passé les 5 années du conflit dans un Oflag, en Autriche. Sa femme, tante Mileine, était réfugiée avec ses deux garçons en Mayenne, à Daon. Le frère de papa, l’oncle Christian, était en Bretagne, à Vitré, avec sa femme et leurs quatre enfants. Pour aller à leur rencontre, nos parents se sont lancés dans une véritable expédition Mallièvre-Vitré…en vélo ! Maman a appris à faire du vélo à 40 ans et elle a fait confectionner tout exprès par le tailleur une fameuse jupe-culotte pour lui permettre de circuler en toute décence.
Les échos de la guerre nous arrivaient par la radio, que les voisins venaient écouter chez nous. Des noms de villes, plus ou moins proches étaient évoqués, des bombardements, des incendies. Des arrestations de gars qui tentaient d’échapper au STO. On sentait l’inquiétude. On connaissait le rationnement. Pas de café, pas de sucre ou très contingenté, inutile d’évoquer le chocolat. Pas de tabac non plus ! Maman fumait les cigarettes que nous l’avons toujours vue rouler elle-même. Le tabac, quand il y en avait, venait du Nord (tabac belge), de même que d’autres objets rares comme du tissu ou du fil à coudre, que maman fournissait au tailleur en échange de la confection…d’une jupe-culotte, par exemple.
Nous n’avons vu des Allemands qu’une seule fois : deux soldats venus réquisitionner les vélos. Je me souviens (l’ai-je vu ou nous l’a-t-on si souvent raconté ?) du père Revaud apportant dans sa brouette un pédalier, une roue et un guidon, avec le plus grand sérieux… La présence de la guerre était surtout sensible dans le ciel : le sourd grondement des escadrilles, le déversement de ribambelles de papier métallique (aluminium ?), « papier argent » disait-on, qui s’accrochaient aux buissons sur les landes. Nous trouvions cela très joli…C’était, paraît-il, pour brouiller les transmissions radio. Longtemps après la guerre, le bruit des avions, leur ronronnement régulier et lointain ont provoqué chez moi une impression d’obscure menace.
La fin de la guerre a été marquée par des réjouissances qu’on trouvera peut-être barbares : Sitôt connue la nouvelle de la Libération, maman s’est enfermée, avec d’autres personnes sans doute, dans l’atelier du père Soulard, le menuisier. Nous ne savions rien de ce qui s’y tramait, et je me rappelle le sentiment bizarre d’inquiétude et d’effervescence qui régnait ce jour-là. De ces heures de mystérieuses cachotteries sont sortis deux mannequins, grandeur nature, faits de toile et rembourrés de sciure, à l’effigie d’Hitler et de Mussolini. Suspendus en haut d’un mât sur la place, ils ont été brûlés le soir même dans un grand feu. Je ne me rappelle rien de ce spectacle ni de l’ambiance dans laquelle cela s’est déroulé, sinon un terrible sentiment d’effroi…
Il a fallu bientôt organiser le retour à Roubaix, qui, pour nous, les petites, n’était pas un retour mais l’entrée dans un nouveau monde, une nouvelle vie. Je garde de ce départ deux images : au moment de partir, le chat n’a jamais voulu entrer dans la voiture ; pour nous consoler, on nous a donné un lapin…lequel, au moment du pique-nique, sur le bord de la route (c’était près du Mans), a gentiment rongé la corde qui l’attachait et a repris, lui aussi, une nouvelle direction… (suite au prochain numéro)
Date de dernière mise à jour : 01/11/2021
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